On a discuté avec Aïtor Alfonso, celui qui dépoussière la critique culinaire

On a discuté avec Aïtor Alfonso, celui qui dépoussière la critique culinaire

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© Mickaël A. Bandassak

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Par Robin Panfili

Publié le

Après la sortie de son livre, celui qui se fait appeler "Sauce Gribiche" nous dévoile son quotidien de critique culinaire.

Voilà presque dix années qu’il papillonne de restaurants en bistrots, à la recherche d’une nouvelle pépite ou d’une énième claque. Aïtor Alfonso, aussi connu sous le pseudo de Sauce Gribiche, est l’une des plumes gastronomiques les plus en vue du moment, et ce n’est pas anodin. Alors que la profession de critique culinaire semblait prendre du plomb dans l’aile, doublée par une presse gastronomique parfois opportuniste et des influenceurs aux méthodes que l’on peut estimer discutables, ce jeune professeur d’espagnol en prépa a trouvé la recette pour dépoussiérer le genre, à sa manière.

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Alors qu’il sort un livre compilant tous les “bons mots” entendus au restaurant au cours de ces dernières années, il a accepté de nous parler de son quotidien, souvent idéalisé et fantasmé, de critique culinaire.

Konbini food | Aïtor, tu es polyvalent et si complet que j’aurais du mal à te décrire rapidement. Alors, on va inverser l’exercice : est-ce que tu peux te présenter, avec tes propres mots ?

Aïtor Alfonso| Je suis chroniqueur de restaurants depuis bientôt dix ans, pour Le Fooding et Time Out, entre autres. Bref, je suis mangeur à gages.

Comment est née l’idée de devenir critique, ou du moins d’écrire ton ressenti sur des restaurants ?

Un jour de 2013, j’ai tenté ma chance en envoyant une candidature spontanée au Fooding et, ô miracle, elle a reçu une réponse. J’ai fait des études littéraires académiques, alors je voulais mettre l’écriture au service de la graille, et vice-versa. Je voulais me trouver un sujet d’écriture et le restaurant en est un de premier choix. Ainsi qu’un boulot alimentaire, au sens propre.

Tu avais déjà imaginé faire ça, plus jeune ?

Pas vraiment, c’est en grandissant et en m’intéressant à la nouvelle scène culinaire dans le sillage du Fooding et d’Omnivore notamment que l’idée a germé. Une anecdote : en 2009 ou 2010, j’ai déjeuné à La Bigarrade, le premier restaurant de Christophe Pelé. Je scrutais tous les éléments du plat avec tant d’attention que le chef de salle est venu me demander si je travaillais pour un guide. Lol, pas du tout. Mais ce micro-événement déclencheur a peut-être fait son bonhomme de chemin. J’aime l’idée que ça parte d’un malentendu.

C’est quoi le plus dur au début quand tu es critique gastronomique ?

J’ai commencé par Le Fooding, ma première chronique étant La Grenouillère d’Alexandre Gauthier. Le plus souhaitable des bizutages ! Le plus dur, c’est d’entretenir l’appétit : quand il faut enchaîner des restos midi et soir pendant une semaine ou dix jours, c’est un vrai défi. La digestion, ça compte.

Il y a des pièges à éviter ?

Faire deux déjeuners le même jour, un à 12 h 30 et un autre à 13 h 40, comme moi à Limoges en 2013. Naïf que j’étais… Je me suis mis en PLS dès l’entrée du premier resto, dans les halles : un pied de veau entier qui devait chausser du 53. J’ai failli démissionner d’entrée de jeu. #plusjamaisça.

© Mickaël A. Bandassak

C’est quoi le quotidien d’un critique ? Est-ce que, comme dans les films, tu enfiles des lunettes de soleil et tu notes tout sur un carnet ?

C’est souvent solitaire, oui, alors on écoute les conversations des autres. J’adore aller au resto seul, donc tout va bien. Même si j’aime aussi la configuration en grande tablée. Pour rester discret, mieux vaut réserver sous pseudo et prendre ses notes sur son smartphone pendant qu’on mange : on passe pour un goujat, mais on préserve son anonymat…

Tu manges combien de fois par semaine au restaurant ?

Difficile à dire mais, en moyenne, lissée sur l’année, je dirais quatre ou cinq fois par semaine. Pour le boulot, souvent seul. Mais il m’arrive d’être accompagné.

C’est quoi tes critères pour évaluer un restaurant ?

J’essaie de traduire ce que le restaurant essaie de dire, de décrypter le signe de ce qu’il y a dans l’assiette. De capter la vibration propre d’un lieu, aussi. Je lève le nez de l’assiette car, un resto, ce n’est pas seulement ce que l’on mange, c’est aussi tout le reste. Néanmoins, la précision des sauces, des cuissons, des assaisonnements, ça joue, évidemment. Au total, j’interroge mon envie de revenir dans une adresse. Et de la conseiller à des amis : c’est une bonne jauge.

Comment vois-tu la gastronomie dans le monde d’aujourd’hui, son évolution ?

Son boom depuis quinze ans est phénoménal, la bouffe est partout, tout le temps. Parfois, je me dis que la cuisine est devenue une culture populaire, à l’instar du foot ou du rap.

Et à Paris ?

La ville est souvent charriée pour son élitisme, mais aussi son avant-gardisme. Comment juges-tu et observes-tu son évolution et ce qu’elle est aujourd’hui ? Paris est la ville du monde où l’on mange le mieux, le plus varié, le plus travaillé, le plus précis contre un billet de 20 euros à midi. La concurrence est folle et tire le niveau vers le haut. On a une chance inouïe de vivre si près de tant de grands producteurs et je bénis le ciel tous les jours d’habiter à 1 h 30 de la Loire, patrie du gamay et du chenin, miroir des fleuves à vin, parangon des rivages de vigne.

La question de la connivence des critiques et des journalistes culinaires, ou de leur indépendance, vis-à-vis des chefs est une question qu’on ne peut éluder. Comment te débrouilles-tu avec ça ? Quelles limites te fixes-tu ?

Le juge de paix, c’est de payer son addition. C’est le prix de la liberté, de l’indépendance. Une condition sine qua non du travail de critique gastronomique.

La question de la “critique négative” est aussi un sujet central aujourd’hui. Mieux vaut parler de ce qu’on aime, et ne pas parler du reste, ou faut-il aussi évoquer les tables qui ne valent pas vraiment le coup ?

Il faut trouver une juste mesure : éviter les critiques assassines, mais sortir du concours agricole de la plus belle épithète laudative : le “super, sublime, excellent” systématique est très suspect aussi. De la nuance, de la nuance, de la nuance !

Mais si l’on décide de garder sous silence les mauvaises tables, ne risque-t-on pas de déroger à son travail de défricheur et à son devoir d’honnêteté et de transparence pour le lecteur ?

J’estime que quand une table a une grosse force de frappe médiatique en sa faveur (presse, RP, agence, communicants), il est de mon devoir envers les lecteurs d’envisager un contre-récit, si cela est pertinent. On n’est pas obligé d’avaler tout crus les dossiers de presse…

Tu as eu des mauvaises expériences avec des chefs, ou des tables, pour lesquels tu as été un peu sévère ?

Oui, quelques-unes. Des chefs mécontents, parfois à raison, parfois à tort à mon avis : certains ne retiennent que le bémol et n’entendent pas la louange. Mais c’est le jeu et les chefs devraient avoir un droit de réponse. Et puis, l’avis d’un critique, même circonstancié, reste un avis, pas une vérité transcendante. En fait, j’aimerais que mon avis soit immédiatement contré par un autre avis. Je réfléchis à ce genre de dispositif en ce moment.

Comment réagit-on à ces situations ?

En général, je prends les devants et j’appelle les chefs qui sont fâchés, pour discuter et désamorcer la situation. La plupart du temps, ça marche. Je suis aussi prêt à admettre quand j’ai été dur ou excessif. Je n’ai aucun problème à retourner dans un resto : je suis toujours disposé à changer d’avis. C’est pour être charmé que l’on va au resto !

La question de l’influence est aussi un sujet crucial. Les “influenceurs”, mais aussi beaucoup de journalistes, sont invités dans les restaurants, ce qui pose la question de la légitimité de leur jugement.

J’évite soigneusement les ouvertures presse et je n’écris jamais sur une adresse dont je n’ai pas payé l’addition. Pour moi, le conflit d’intérêts entre influenceurs et restaurants pose plein de questions. Et valide encore la figure du critique indépendant, je crois.

Tu as récemment animé l’édition d’Omnivore dans le Nord. Comment s’est passée la connexion ?

En 5G… comme graille ! C’était super, j’ai kiffé m’adonner à cet exercice, je me suis senti à l’aise et les chefs étaient tous ravis. Vous pouvez revoir toutes ces belles masterclass sur le YouTube d’Omnivore.

C’est un exercice qui t’a plu ?

Beaucoup.

On parlait d’équilibre, justement. Comment conjuguer ton statut de critique avec celui d’animateur de scène auprès de chefs ?

Ce sont des exercices différents et, je crois, compatibles. Après, c’est vrai que je suis plus exposé qu’avant, mais je suis convaincu que l’enjeu pour ne pas céder au chantage, c’est de ne pas prêter le flanc à la “corruption” par le ventre.

Tu sors un livre. Tu peux nous en parler ?

Ce sont des bons mots entendus au resto depuis bientôt dix ans, à la manière de ce que Loïc Prigent fait pour la mode. J’ai voulu raconter davantage les clients que l’assiette et dessiner en 500 petites touches cocasses, spirituelles, ridicules ou poétiques une sorte de client anonyme. C’est un livre léger, plaisantin, à dévorer comme des chips. Et à seulement 10 euros !

On est d’accord, les citations, elles ne sont pas toutes vraies ?

Elles ont toutes bien été prononcées ! D’ailleurs, voici un florilège pour vous donner envie de mettre les doigts dans le livre : “Mes besoins vitaux c’est 10 % d’amour, 90 % de fromage”, “J’ai tellement grossi pendant le confinement que Google Maps m’identifie comme un rond-point”, “Je suis fiché S, comme soif”, “Je connais un pique-assiette tellement doué que la dernière addition qu’il a vue, c’était en cours de maths au lycée”, “Tout le monde aime cette adresse, c’est le Omar Sy des restos”, “Ici tout est bio, même la mauvaise humeur”…

Pour terminer, quelle est la table qui t’as le plus marqué à Paris ces dernières semaines, mois ou années ?

Celle où je vais le plus, avec le plus de bonheur, c’est Passerini. Giovanni Passerini est un génie !

Le livre Propos de table : 500 bons mots entendus au resto (Nouriturfu) est disponible ici. Et les aventures d’Aïtor Alfonso, aussi connu sous le nom de Sauce Gribiche, sont à suivre ici.