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On a discuté (longuement) d’art et de cuisine avec Alain Passard

On a discuté (longuement) d’art et de cuisine avec Alain Passard

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© L’Arpège

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Par Robin Panfili

Publié le

Le chef triplement étoilé n’est pas seulement un cuisinier hors pair. Il entretient également une fibre artistique vivace.

Au milieu des imposantes tours de La Défense, voilà un objet qui détonne. Un fouet de cuisine, gigantesque, trône depuis plusieurs jours au beau milieu de ce dédale d’acier et personne ne sait vraiment comment, ni pourquoi, il est arrivé jusqu’ici. En réalité, il est l’œuvre d’un chef que l’on connaît tous, de nom ou de réputation, Alain Passard, le chef triplement étoilé du restaurant L’Arpège à Paris.

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Après une première œuvre mettant l’honneur un homard, en 1996, il revient aujourd’hui avec une nouvelle création pour le festival d’art Les Extatiques. Intrigués par ce fouet imposant et éloquent, nous sommes allés poser quelques questions à Alain Passard, qui a très gentiment accepté d’y répondre et d’évoquer la place que l’art occupe dans son quotidien de cuisinier. 

Vous êtes chef – chef triplement étoilé, même – et vous menez à côté des fourneaux une activité artistique depuis plusieurs années. Comment est né ce loisir chez vous ?

J’ai eu une chance fabuleuse dans ma jeunesse, c’est de grandir entouré de grands-parents et de parents qui partageaient tous un intérêt pour l’art et la création. J’avais une grand-mère qui était d’abord une très grande cuisinière, un grand-père qui travaillait le rotin, l’osier et le bois. Ma mère était couturière et passionnée de couture, et mon père était musicien (clarinettiste, saxophoniste et batteur). 

© Konbini

“J’aurais très bien pu être vannier ou musicien, mais c’est la voie de la cuisine que j’ai choisi de suivre.” 

Un environnement particulièrement propice à la création, donc…

J’ai toujours vécu au rythme de ces personnes. Le geste était partout, omniprésent, de l’atelier de mon grand-père aux fourneaux de ma grand-mère, des aiguilles de ma mère aux instruments de musique de mon père. Le geste, toujours le geste. J’ai eu la chance et le bonheur de les voir se servir de leurs mains, de manipuler, de créer. J’aurais très bien pu être vannier ou musicien. Aujourd’hui, ce sont mes loisirs, je joue de la musique, mais c’est la voie de la cuisine que j’ai choisi de suivre, car ma grand-mère a été déterminante. 

Vous avez toutefois, vous aussi, embrassé la création artistique.

C’est vrai. Très tôt, j’ai eu envie de dessiner, colorier. Aujourd’hui, dans ma cuisine, cette recherche artistique est toujours présente. Au-delà des saveurs, je cherche toujours une manière de sublimer un geste ou une recette avec une touche que l’on pourrait dire artistique. Cela peut être dans la manière de fouetter, d’assaisonner, de découper…

C’est justement cela qui a donné naissance à votre première œuvre, Le Homard ?

La sculpture du Homard remonte à plus de vingt ans en arrière. À cette époque, j’essayais de trouver une nouvelle méthode de découpe du homard. Je voulais faire les choses autrement, mais comment ? Après de nombreux essais, j’ai essayé de couper le crustacé dans la hauteur, en aiguillettes. C’était une première, je pense, car tout le monde découpait jusqu’alors le homard en tronçons ou en médaillons. J’ai mis beaucoup de temps à perfectionner cette technique et j’ai simplement voulu l’immortaliser. 

© L’Arpège

“J’essaie sans cesse de capter dans le fond d’une casserole un mélange, des idées ou des fulgurances.”

Comment est-ce qu’on “immortalise” une technique de cuisine ?

C’est simple, j’ai traversé la rue (rires). L’Arpège est situé en face du musée Rodin. Je m’y suis rendu et je suis allé voir le directeur de l’époque, Jacques Vilain. Je lui ai expliqué mon idée et ma volonté de trouver une fonderie pour donner vie à cette idée. Il m’a dirigé vers la fonderie Godard, à Malakoff, où je me suis rendu illico. Je suis arrivé avec mon homard, je leur ai montré ma technique de découpe et je leur ai demandé comment est-ce qu’on pourrait la transformer en sculpture. On a travaillé ensemble quelques semaines, et ça a été le début de cette aventure artistique. 

Dans l’art créatif comme dans la cuisine et la gastronomie, on retrouve certaines similitudes, certains ponts. Pour vous, quels sont les liens qui unissent ces deux univers ?

C’est très lié, en effet. En cuisine, je suis toujours à la recherche d’une image. J’essaie sans cesse de capter dans le fond d’une casserole un mélange, des idées ou des fulgurances. Je cherche toujours à couper différemment tel ou tel légume… C’est comme ça que m’est venue l’idée d’une sculpture autour du fouet de cuisine. Un jour, j’ai vu plusieurs choses dans cet objet que l’on utilise énormément en cuisine. D’abord un arbre, avec son tronc et ses branches. Puis, en le retournant, j’ai vu un flacon, une bouteille. Le tronc devenait le goulot et les branches le contenant. Je me suis rapidement dit qu’il y avait quelque chose à faire avec cet objet. 

“L’été, il fouette le vent chaud, l’hiver, il est enneigé. J’aime l’observer, et j’aime le symbole qu’il incarne.”

Vous aviez une idée précise ?

Je me suis rendu à la fonderie Bocquel et je leur ai expliqué ce que je désirais. À savoir un fouet, imaginé comme un arbre, que j’installerais dans mon jardin, près du potager qui approvisionne L’Arpège. Quand on le voit aujourd’hui, au milieu des arbres, on a le sentiment qu’il est parfaitement à sa place. L’été, il fouette le vent chaud, l’hiver, il est enneigé. J’aime l’observer, et j’aime le symbole qu’il incarne. En cuisine, le fouet est garant de l’onctuosité, de la légèreté d’une sauce. Le voir au milieu du potager, c’est assez troublant. 

Le voir exposé au milieu des tours de La Défense, cela doit également être un petit peu perturbant ?

Alors, pour le coup, je n’y suis pour rien (rires). C’est le festival qui a positionné les œuvres en fonction des lieux et de leurs dimensions respectives. Et c’est un choix merveilleux. Le voir ainsi trôner au pied des tours, dans un espace dégagé, ça le met en valeur. Et le fut qui représente le manche du fouet colle très bien avec les teintes d’acier et de fer qui composent les bâtiments qui l’entourent. 

“On a fait des essais pendant plusieurs semaines, et on craignait que cela ne tienne pas la hauteur, mais ça a marché. On a eu un sacré coup de bol.”

Le fouet vous est apparu comme une évidence ? Vous n’avez pas songé à représenter d’autres ustensiles de cuisine, comme une fourchette ou un couteau ?

J’ai choisi le fouet car il est différent. Le couteau a déjà été travaillé maintes fois. Le fouet, lui, incarne la transparence. Il laisse passer la lumière, il bouge en fonction de la météo. Parfois, avec le vent, ses branches peuvent se mettre à l’horizontal. Il est très vivant. 

Comment avez-vous travaillé pour lui donner vie ?

J’ai travaillé à l’échelle. En clair, j’ai repris les cotes exactes d’un fouet qui se trouvait dans ma cuisine et on les a agrandies en multipliant. On voulait une sculpture d’environ dix mètres de hauteur, donc on a travaillé à l’échelle. Le fut est composé d’acier, de fer, alors que pour les branches, il a fallu davantage se creuser la tête. Je voulais du bronze, mais cela présentait des difficultés pour le mouvement. Mais je suis Breton, je connais un peu la mer, et j’ai pensé à un matériau qui ferait parfaitement l’affaire : un carbone plus mouvant que l’on retrouve notamment sur les bateaux. On a fait des essais pendant plusieurs semaines, et on craignait que cela ne tienne pas la hauteur, mais ça a marché. On a eu un sacré coup de bol. 

“C’est important, je pense, d’avoir une soupape, une décompression, afin de revenir encore plus fort dans son propre métier.”

L’art est une occupation importante pour vous en dehors des fourneaux. Pensez-vous qu’il est important pour un chef de trouver un loisir, une occupation, qui lui permettrait de s’évader de la cuisine ?

Absolument. Si j’ai un seul message à faire passer aux jeunes générations de chefs et de cuisiniers, c’est qu’il est important d’avoir un loisir à côté de la cuisine. C’est un espace très physique, très prenant, avec deux services par jour… On a besoin d’ouvrir son regard sur autre chose. À titre personnel, j’ai besoin d’avoir ces espaces où je rencontre d’autres personnes, à l’image des fondeurs avec qui je travaille régulièrement. Ce sont des moments qui nous permettent d’aller plus loin dans cet espace artistique en cuisine, que ce soit dans la manière de découper, d’assaisonner, de conjuguer les saveurs… C’est important, je pense, d’avoir une soupape, une décompression, afin de revenir encore plus fort dans son propre métier. 

Après le fouet, vous avez d’autres projets d’œuvre pour la suite ?

Oui, quelques-unes… On a récupéré à L’Arpège mes vieux fourneaux, celui sur lequel j’ai cuisiné pendant 25 ans. On l’a amené à la fonderie et on réfléchit à lui donner une autre vie. En cuisine, on appelle le fourneau, “piano”. On s’est dit qu’il serait intéressant d’imbriquer des objets musicaux autour, comme un clavier de piano. On a tout gardé et on va commencer à travailler dessus bientôt. 

Quoi ? Le fouet d’Alain Passard
Où ? Esplanade de La Défense
Quand ? Du 24 juin au dimanche 3 octobre 2021