Il a traversé l’Atlantique à la voile la cale pleine de mezcal : voici son journal de bord

Il a traversé l’Atlantique à la voile la cale pleine de mezcal : voici son journal de bord

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(© Clément Gressier)

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Par Konbini Food

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Clément Gressier s’est inventé marin aventurier pour livrer le précieux mezcal du Perchoir.

Clément Gressier a 31 ans. Ce barman nous a écrit de jolis mots depuis quelque part sur l’Atlantique, à bord d’un voilier chargé de mezcal pour le Perchoir, précieux liquide imaginé en collaboration  avec Mezcal Brothers à Paris et Mezcal Koch au Mexique. Passionné devenu explorateur, il nous a envoyé son journal de bord, entre quotidien, perte de repères et goût de l’aventure – certaines photos de son compte Instagram datent d’un ancien voyage, l’envoi de clichés depuis l’océan étant un brin difficile.

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Il y a un an et demi, j’ai découvert l’existence du voilier De Gallant au port de l’Herbaudière, à Noirmoutier. Il revenait du Portugal, chargé d’huile d’olive, d’amandes et de porto. À ce moment-là, je travaillais en tant que bartender pour le groupe Perchoir et programmais de partir quelque temps au Mexique.

Je suis donc allé voir l’équipage du voilier et j’ai rencontré Guillaume Roche, capitaine associé à Jeff Lebleu, fondateur du projet de fret écologique de la Blue Schooner Company. J’ai été immédiatement conquis par leur vision d’un commerce plus humain et plus conscient, qui valorise les distances en faisant de l’escale et de l’échange une célébration. J’ai immédiatement voulu faire partie de cette aventure.

Au cours de mes trois étés de travail dans les différents établissements du Perchoir, j’ai été témoin de leur démarche RSE et de l’installation d’une vraie conscience écologique au sein des équipes. Elles avaient pour objectif de réduire leur empreinte carbone à travers différentes actions (approvisionnement en circuit court des produits du bar et des restaurants, approvisionnement du Perchoir Porte de Versailles par son voisin la plus grande ferme urbaine en toiture d’Europe, production d’alcools et de softs bio, etc.), ce qui résonnait avec le projet de Jeff et Guillaume.

Je me suis donc dit que si je parvenais à faire collaborer le Perchoir et la Blue Schooner Company, j’aurais gagné ma place à bord Du Gallant. Pari tenu !

Paris, 27 janvier 2021

Comme il y a un an, il est 22 heures, je décolle pour Mexico City, puis filerai directement vers Oaxaca. Au programme : rencontre avec les mezcaleros, production du mezcal avec notre partenaire Mezcal Koch et embarquement sur le voilier à Mazunte pour la grande traversée.

Mexico City, 28 janvier

À peine arrivé, direction Oaxaca.

Oaxaca, 28 janvier

Jour J : 8 heures du matin, j’arrive à Oaxaca de Juárez.

Je monte dans un taxi collectif direction les bureaux de Mezcal Koch, où j’ai rendez-vous avec le maître de chai Txomin Alcorta, un Basque de 28 ans installé au Mexique depuis 18 mois.

Txomin arrive. Il est accompagné de Leszek Wedzicha, grand spécialiste de la cachaça, en visite au Mexique pour parcourir les nombreux distillats de cannes à sucre de la région. Nous partons sans tarder visiter les distilleries de rhum environnantes.

11 heures : je déguste un rhum pur jus, rond et singulier, ses notes herbacées me mettent en joie. Nous sommes rejoints par Carlos Moreno, le patron de Koch, qui produit le mezcal destiné au Perchoir. Il me raconte comment l’État d’Oaxaca a géré la pandémie.

La gestion de la crise sanitaire, les touristes bloqués plusieurs mois, la grande pénurie de bière au printemps, l’organisation des pueblos face au confinement, les nouveaux projets, ceux qui ont dû être avortés et, enfin, la réouverture progressive du pays. J’apprends que, si les bars, les restaurants et les galeries sont ouverts, les écoles et les musées demeurent pour la plupart fermés. Tous les grands sites archéologiques sont strictement contrôlés et, si les touristes tardent encore à revenir, un grand nombre d’Américains ont profité de la généralisation du travail à distance pour simplement s’installer à Oaxaca. La ville a donc changé. Comme partout, il y a un avant et un après. Ici aussi, le pendant n’est pas tout à fait passé.

19 heures : fin de journée, nous partons déposer mes valises chez Carlos avant d’aller dîner en ville. Après la morosité omniprésente en France, je retrouve les couleurs et la chaleur d’Oaxaca. L’adage dit qu’on ne peut pas venir dans cette ville seulement une fois, c’est vrai. Cette petite ville (d’environ 300 000 habitants) est une drogue. J’ai faim de memelas et de cumbia, de mezcal et de copains. Hâte de me faire bercer de fêtes en Palenque même si, à l’inverse de l’an dernier, nous serons masqués.

Oaxaca, 30 janvier

Pour découvrir les secrets de fabrication du mezcal, il faut se lever tôt et rouler longtemps. La sortie d’Oaxaca de Juárez est assez rapide et la route droite transperce la vallée. De chaque côté du pick-up, les montagnes se dévoilent au fur et à mesure que le soleil monte. On passe un premier village nommé Matatlán, autoproclamé capitale mondiale du mezcal. On me met en garde contre ces façades promotionnelles. De la proximité des échoppes entre elles et la route jusqu’aux parfums qui s’en dégagent, rien ne semble juste. Les vrais distillats sont bien mieux cachés – cela vient de l’époque des persécutions et des prohibitions, où les maestros mezcaleros zapotèques et mixtèques se sont réfugiés dans les montagnes. On tourne à droite et la route devient chemin, de loin en loin montent des feux, puis le chemin devient sentier et, soudain, une odeur âpre et suave me prend à la gorge.

Nous y sommes. La vue est imprenable. Sous une tonnelle, deux alambics fument et bouillonnent. Dans le lit du ruisseau, quelques chèvres broutent des ronces et un chien somnole à l’ombre d’un cactus.

Pedro Hernandez nous attend seul, à côté d’un four conique creusé dans le sol – j’apprendrai plus tard que c’est le point zéro de l’aventure “Koch el” ; Carlos et Pedro l’ont creusé ensemble et les pierres qui craquent et fendent maintenant dans le feu sont les premières posées à l’édification du palenque n° 1. Comme pour beaucoup de maestros, le mezcal est ici une affaire de famille. Pedro appartient à la cinquième génération de mezcaleros, il a été élevé par cette terre et lui appartient autant qu’il la cultive. Par fierté, peut-être, il s’applique toujours à presser les agaves cuits à l’ancienne, grâce à une taona et avec l’aide d’Hercules, son cheval.

Cependant, il ne se contente pas de perpétuer cet art vernaculaire qu’est le mezcal. Parfaitement conscient des enjeux écologiques dus à l’appétit grandissant de l’Europe et des États-Unis pour l’agave, il fut le premier à mettre en place dans son palenque un système de traitement des déchets issus de la distillation. En effet, après que la distillation a extrait l’esprit du jus, il reste au fond de l’alambic un mélange de déchets organiques ; solide (les fibres), extrêmement riche en composés azotés, et liquide (la vinasse), très acide. Une fois séparés par filtration, les déchets solides sont revalorisés en compost ou en objets divers (pot de fleurs, papier, petit mobilier, etc.) et l’eau est purifiée.

Dans un premier temps, des décantations successives font augmenter le pH. Le liquide est ensuite stocké quelques semaines dans une citerne où des bactéries le purifient et, enfin, un jardin en terrasse finit de désacidifier l’eau qui ressort pure et potable. Ainsi, la rivière en aval et les nappes phréatiques ne subissent plus du tout les conséquences de son activité.

Je passe plus de deux mois avec les mezcaleros à Oaxaca, une véritable plongée dans les étapes de production, avant de rejoindre Mazunte, puis Puerto Morelos pour charger la cargaison des produits qui feront la grande traversée avec nous vers l’Europe sur le Gallant.

Mazunte, 25 mars – jour J, l’aventure voilier commence

Tout l’équipage est prêt à mettre les voiles, 20 miles jusqu’à Puerto Morelos, où l’on chargera le mezcal et le rhum.

2 h 30 :

Nous sommes partis sans un bruit. Les voiles sont hissées et nous avançons à 4,5 nœuds tribord amures. Arrivée à destination prévue vers 7 heures du matin. Tout va bien dans ce petit temps, mais j’ai quand même trouvé le moyen de me faire un claquage en arquant sur la drisse de misaine. Il faut commencer doucement quand on est fragile comme moi.

6 heures :

Le port ne nous accueillera qu’à partir de 9 heures. Nous sommes donc invités à aller faire des ronds dans l’eau en attendant.

10 heures :

Nous accostons sur le quai au vent de Puerto Morelos. Nous avons une heure de retard car, pendant que nous laissions le temps au directeur du port de faire la grasse matinée, le vent est allé se coucher. Le service d’immigration n’a pas daigné venir et le capitaine doit se rendre dans leurs bureaux à Cancún pour faire les papiers. Nous devrons donc procéder au chargement sans lui.

14 heures :

Le chargement est fini. Paul, le second, a supervisé l’opération d’une main de maître, surtout le chargement de la barrique de mezcal. Pendant vingt minutes, il a été le chorégraphe d’un ballet de drisse et de retenues, coordonnant les bras de tout l’équipage. Malgré la forte houle, celle-ci a flotté en un mouvement suspendu, du quai jusqu’à sa place finale en passant par-dessus la bôme de la misaine. Respect.

16 heures :

Alors que les conditions se détériorent, on nous prévient qu’un porte-conteneurs arrive dans dix minutes et que nous sommes priés de dégager le quai. La clearance n’a pas encore été signée, il manque des documents légaux, mais qu’importe… L’année dernière, j’ai cru que la lenteur des agents du port et de la douane camouflait quelque malhonnêteté, je peux maintenant vous assurer que c’est seulement de l’incompétence.

17 heures :

L’agent de port nous rejoint enfin en bateau pour délivrer les papiers manquants. Le capitaine les signe et nous pouvons enfin penser à notre prochaine destination.

17 h 15 :

Nous hissons les voiles et coupons le moteur pour ne plus l’entendre avant les Açores. Départ de Puerto Morelos.

22 heures :

Nous faisons route vers le nord-est. La lune se lève et je vais me coucher.

Golfe du Mexique, 3 avril

Force 7 entre Cuba et la Floride. Nous faisons route vers la Floride afin d’attraper un courant favorable. Nous hissons la misaine avec un ris. Quelques minutes plus tard, la ligne de pêche laissée à la traîne s’agite. Nous remontons une belle dorade coryphène. J’en ferai un curry le soir même.

Le vent est peu retombé et la mer s’est rangée. Nous avons amené le foc de tempête, hissé en grand la misaine et la grand-voile. En réinstallant le clinfoc ce matin, l’autre quart a aperçu une vilaine déchirure dans la voile. Avec Louise, nous passons l’après-midi à la déposer. Trois heures à cheval sur le bout-dehors qui plonge dans le creux des vagues avant de remonter dix mètres plus haut, ça balance comme à la Foire du Trône. L’opération est éreintante.

18 heures :

On s’apprête à hisser le foc mais, au dernier moment, on se rend compte qu’il commence à se découdre par endroits. On regrée le foc de tempête en urgence pour équilibrer le bateau. C’est une longue nuit de couture qui s’annonce.

6 avril

Malgré une nuit à se relayer sur la réparation du clinfoc, le travail n’est pas encore fini. J’ai des courbatures partout à cause de notre numéro d’équilibriste de la veille.

12 heures :

Depuis plusieurs heures, un grand et beau poisson (peut être une dorade) nous suit comme un dauphin. Après quelques tentatives, nous renonçons à le pêcher et nous nous contentons de l’observer aller et venir sous le vent du bateau. On s’attache vraiment vite aux rares animaux qui nous offrent leur visite.

18 heures :

Le clinfoc est enfin réparé. Nous faisons un dernier virement de bord, hissons le clin et laissons Cuba derrière nous. Dans une douzaine d’heures, nous devrions être à Miami, où le courant chaud du Gulf Stream nous poussera droit vers le nord malgré l’absence de vent.

Sortie du golfe du Mexique, 7 avril

4 heures :

Miami est en vue. Nous croisons des ferries “à ordre” mouiller le long de la côte en attendant le retour des croisiéristes. Malgré plus d’un an d’inactivité, ils sont toujours pleins feux allumés, brûlant du fuel pour rien. Pourquoi ?

Océan Atlantique, 8 avril

Le vent a tourné et nous pouvons enfin cingler vers l’est. Le transatlantique à proprement parler commence. Le poisson nous suit toujours. Apparemment, il s’appelle Joseph.

9 avril

Nous continuons notre route nord-est vers les Bermudes. Une dépression devrait bientôt nous rattraper et mettre un coup d’accélérateur. Pas de grosse manœuvre prévue. Nous changeons d’heure aujourd’hui, preuve que nous allons dans le bon sens.

10 avril

Le vent commence à forcir, la mer est plate et il fait beau.

Laissez-moi vous expliquer comment se passe la vie à bord. Nous sommes neuf en tout, quatre dans mon quart ; Guillaume, le capitaine, Chloé, 30 ans, ancienne graphiste aux multiples vies, et Louise, 33 ans, qui travaillait anciennement dans la finance. Elles valident par six mois en mer leur formation de matelot de pont.

Le second quart est constitué de Paul 28 ans, contrebassiste et skipper de métier, c’est le capitaine en second, Astrid, chercheuse en psychologie environnementale, Simon, charpentier de marine, Damien, mécanicien de marine, et Marie, qui sort d’un master en géoscience marine. Les journées sont partagées entre les deux quarts, si bien qu’il y a toujours de l’activité sur le bateau.

Le quart du matin (de 6 heures à midi) est consacré à l’entretien du bateau : ménage des communs, lavage du pont, tri des produits frais (la cambuse) selon leur état d’avancement.

Celui de l’après-midi (de midi à 18 heures) est davantage tourné vers les travaux et l’entretien du gréement : peinture, voilerie, vérification et changement des bouts usés, réparations diverses. Tout cela change évidemment au gré des urgences, des manœuvres et de ce que permet ou non la météo.

La nuit est divisée en trois périodes de quatre heures et est uniquement consacrée à la navigation. Ce système permet un roulement quotidien et, si vous êtes du quart du matin un jour, vous serez du quart de l’après-midi le lendemain.

Pour ce qui est de faire la cuisine, nous nous relayons selon la disponibilité et l’inspiration de chacun. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on mange très bien à bord du Gallant. L’organisation est très horizontale et même le capitaine fait la vaisselle et nettoie les toilettes.

Les temps hors quart (entre 10 et 14 par jour, donc), on s’occupe comme on veut, on lit, on discute un peu, mais on dort surtout. Entre les efforts physiques parfois intenses, l’attention constante, puis le soleil qui tape et le vent qui ensuque, vivre en mer consomme beaucoup d’énergie.

Je dors ici au moins deux fois plus qu’à terre.

Toujours au milieu de l’océan Atlantique, 11 avril

Les conditions sont toujours idéales.

La nuit, on aperçoit des éclairs au loin, sous le vent du bateau, signe que le dur de la dépression n’est pas loin.

Joseph, le poisson, est porté disparu depuis hier.

12 avril

2 heures :

Le vent a bien forci et nous enregistrons d’heure en heure les vitesses maximales de cette transat, 9,5 nœuds, 9,9, 10,2… Quand le bateau part au lof, ça devient difficile de le ramener dans son cap d’origine. Tenir la barre est de plus en plus physique.

6 heures, vent sud-ouest, force 5 :

La nuit a été agitée et légèrement surtoilée. Allongé dans ma bannette à l’avant du bateau, je sens la coque vibrer dans les surfs. Nous filons entre 8 et 10 nœuds (pointe à 10,6 nœuds observée) droit vers les Bermudes. Pour éviter de faire des erreurs liées à la fatigue, nous nous relayons à la barre toutes les demi-heures.

10 heures :

Le vent retombe et change sans cesse de direction, la houle qui était cette nuit portante nous prend maintenant par le travers, faisant claquer fortement la grand-voile.

12 heures :

Nous empannons et remontons vers le nord. À cette allure, la mer encore bien formée sollicite moins le gréement.

17 h 25 :

Nous croisons une baleine à bosse mais je suis en train de dormir.

13 avril

Le bateau roule toujours d’un bord à l’autre dans la houle, tellement qu’une partie de la crème s’est transformée en beurre.

14 avril

Nous passons au nord des Bermudes et quittons le fameux triangle où, bien entendu, rien d’anormal n’a été observé.

15 avril

Nous avons beau consigner heure par heure la vie à bord, il est difficile de garder la notion du temps et des questions comme “on a empanné hier ou ce matin ?”, “c’était avant-hier soir, avant le gratin de pâtes” sont des échanges courants.

Exemple :

Heure

Vent

Cap

Route

Vitesse

nœuds

Voiles grées

État de la mer

Pression atmosphérique

Distance parcourue

Position

Time

D

F

HDG

COG

SOG

SAILS

SEA

ATM

DIST

 

05

NW

5

079°

080°

6,5

fs, fss, J

mod

1016

5 miles

    33°05,4’N ; G:063°49,9’W

En tout cas, il fait de plus en plus froid et le bateau roule depuis suffisamment longtemps pour que j’aie oublié tout souvenir de stabilité.

Je me sens pourtant bien dans cette machine à laver que le Gallant semble avoir toujours été et cette citation de Bernard Moitessier m’est revenue en mémoire :

“Les jours succèdent aux jours, jamais monotones. Même lorsqu’ils peuvent paraître exactement semblables, ils ne le sont jamais tout à fait. Et c’est cela qui donne à la vie en mer cette dimension particulière, faite de contemplation et de reliefs très simples. Mer, vent, calmes, soleil, nuages, oiseaux, dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avec l’univers.”

Clément et son mezcal devraient toucher terre à la fin du mois, on espère pouvoir goûter sa précieuse cargaison au cours de l’été au Perchoir.